Poétique musicale
La réponse postmoderne au moderne consiste à reconnaître que le passé, étant donné qu’il ne peut être détruit parce que sa destruction conduit au silence, doit être revisité : avec ironie, d’une façon non innocente.
– Umberto Eco
Inrérêts compositionnels
Dans le processus de composition, je privilégie des matériaux chargés de valeurs sémantiques et référentielles multiples que j’intègre à mon discours. Je mets en jeu des structures typées, des « personnages sonores » qui sont porteurs de sens, évocateurs de certaines icônes, de certains gestes distinctifs de l’histoire musicale. Traitement ludique de l’histoire des codes : perversions, dérèglement des allusions stylistiques, ambiguïté des perceptions.
Ré-interpréter certains codes historiques avec une conscience, une sensibilité, une oreille actuelle. Détournement du poids sémantique des codes, des icônes historiques, à travers un traitement parodique par exaspération, par distanciation, en une contextualisation au second degré. Jeux de cache, en zones d’ambiguïtés. Fausses références.
Il y a donc la volonté d’explorer, dans le domaine musical, ce que plusieurs théoriciens littéraires désignent par intertextualité.
Mettre en relation — symbolique, culturelle, esthétique ou technique — un texte donné, avec d’autres textes antérieurs, pour ainsi créer un vaste réseau référentiel qui enrichit, en le démultipliant, le niveau premier de la perception.
Dans mes oeuvres, la collision, le frottement, l’hybridation, le travail de contextualisation avivent le discours musical, tout autant que le travail traditionnel sur les paramètres purement musicaux. Il s’agit maintenant de composer non seulement avec des sons, mais aussi avec des sens. Je cherche un Art de la métaphore, du surcodage, de l’artifice, de l’ambiguïté généralisée, ainsi qu’un dialogue nourri avec l’histoire de la musique pour créer une « musique à propos de la musique ».
Le travail de la mémoire est au coeur de mes préoccupations artistiques. Dans mes travaux, je cherche à établir une relation féconde entre le présent de l’oeuvre et le passé de l’art.
Une relation ludique avec l’histoire de la musique prend forme à plusieurs niveaux simultanés. Jeux du souvenir et de l’oubli, en une interprétation-manipulation de la mémoire. Une reconstruction du passé on l’on expose, à travers l’oeuvre, le procédé par lequel la mémoire fait, défait, refait son propre passé, en réévaluant constamment les statuts mouvants de l’histoire, en les projetant constamment dans nos visions de l’avenir, car la mémoire n’est pas neutre, elle produit le sens.
Cette attitude ne relève pas d’une forme de nostalgie. Il n’est pas question ici d’un retour à un paradis perdu de la musique mais bien plutôt de donner corps à l’utopie qui saurait réunir toutes les époques en un seul instant, pour conjuguer passé et futur à travers le prisme d’une intuition « au présent » du temps musical.
Les écrits et la musique de Bernd Alois Zimmermann, son concept de composition pluraliste, ont aussi marqué ma façon de penser le rapport au temps. On retrouve chez lui l’idée d’une unicité du temps, comme synthèse du présent, du passé et du futur. Zimmermann expose à sa façon, dans un contexte artistique, l’idée du présent de conscience qu’il a, je pense, développé à partir des réflexions de Bergson et Husserl. Contrairement au concept rationaliste et mécaniste du temps (conception du temps comme succession extérieurement mesurable) nous trouvons en effet depuis Bergson la représentation du « temps intérieur, réel », temps du mouvement pur, flux perpétuel. Pour Bergson, le temps matériel est la détente d’un élan, le temps mental le déploiement en éventail d’une mémoire. Husserl, pour sa part, développe l’idée d’une « conscience perceptive intérieure », distincte du temps cosmique mesurable comme forme unifiante de toutes les expériences.
Le grand historien des religions, Mircea Eliade, propose une autre façon intéressante et inspirante de concevoir le temps, lorsqu’il parle de Durée profane et de Temps sacré. Il explique que le Temps sacré est, par sa nature même, réversible, dans le sens qu’il est un temps mythique primordial, rendu présent. Toute fête religieuse, tout temps liturgique, consiste en la réactualisation d’un événement sacré, qui a eu lieu dans un passé mythique. Participer religieusement à une fête implique que l’on sort de la durée temporelle « ordinaire » pour réintégrer le temps mythique, réactualisé par la fête même.
Le temps sacré est par la suite indéfiniment récupérable, indéfiniment répétable. D’un certain point de vue, on pourrait dire de lui qu’il ne coule pas, qu’il ne constitue pas une durée irréversible. C’est un temps ontologique par excellence : toujours égal à lui-même, il ne change ni ne s’épuise.
Le temps sacré se présente sous l’aspect paradoxal d’un temps circulaire, réversible et récupérable, sorte d’Éternel présent mythique, que l’on réintègre périodiquement par le truchement des rites. Je trouve une inspiration sans bornes dans cette idée que l’œuvre musicale peut aussi être appréhendée comme continuum d’un espace-temps rituel.
Le baroque revisité
Avant de devenir officiellement compositeur, j’ai été pendant plusieurs années un interprète enthousiaste au clavecin, à l’orgue et au clavicorde. Je pourrais dire sans erreur que j’ai appris la musique à travers le répertoire pour clavier des 17e et 18e siècles.
C’est l’exploration exhaustive et systématique du répertoire baroque pour clavecin et orgue qui a littéralement formé ma conscience musicale, dirigé ma perception de l’objet sonore. Cela ne pouvait qu’influencer profondément ma façon de concevoir le discours musical dans mes oeuvres.
Ma recherche a eu pour objet principal une réévaluation critique de la praxis baroque, à travers laquelle je tente d’établir un lien entre l’esprit du baroque et ma propre façon de penser la musique.
L’art baroque est avant tout basé sur le mouvement, le drame et les jeux d’illusions. En architecture : couleurs vives, sources de lumière cachées, matériaux luxuriants, textures contrastantes, goût immodéré pour l’ornementation. En peinture, vitalité surabondante, intensité des mouvements expressifs, effets dramatiques de lumière et d’ombre, thématiques spectaculaires, passages de l’unité à la multiplicité.
Ma poétique musicale suggère à sa façon un lien entre cette esthétique et le pluralisme et l’éclectisme typiques à notre époque – avec sa surcharge d’informations absorbées à haut débit et l’émergence dans nos vies de structures hypertextuelles multidimensionnelles et non-linéaires – cela toujours avec l’intention d’exprimer une diversité optimale, une profusion de contrastes frappants dans un discours non-linéaire et une liberté formelle.
Le nouveau stylus phantasticus
J’ai donc tenté d’actualiser dans plusieurs de mes œuvres certains éléments esthétiques et rhétoriques de l’art baroque ainsi que certaines de ses caractéristiques compositionnelles et interprétatives.
Ainsi, j’ai transposé en mon propre langage le discours distinctif des toccates de Frescobaldi ou des préludes de Buxtehude : successions rapides d’idées musicales antagonistes, conception formelle en mosaïque, brusques variations de climats et de mouvements, discours en perpétuelles ruptures, traitement harmonique et rythmique diversifié, qui dévoile un goût marqué pour l’artifice et l’emphase théâtrale.
Dans mes œuvres, je tente de pousser à sa limite le concept du stylus phantasticus pour mettre de l’avant une structure originant de ce choc entre matériaux hétérogènes : esthétique de la discontinuité, processus de déstabilisation. Le mouvement interne de l’œuvre émane de cette dialectique entre forces contraires.
Cette attitude s’éloigne de la façon classique de penser le matériau. Il ne s’agit plus de partir d’une donnée unitaire, d’un élément générateur qu’on fait proliférer jusqu’à épuisement de ses possibilités intrinsèques, assurant de facto la cohérence organique de l’oeuvre. C’est au contraire une façon de penser qui consiste à travailler à partir d’une pluralité de matériaux, souvent composites : il s’agit donc d’organiser leurs rapports dynamiques, leurs potentiels musicaux, leurs forces internes, et de les faire coexister dans un ensemble cohérent.
Re-composition, déconstruction et interprétation composée
Un autre objet de ma recherche en composition consiste en la ré-interprétation d’œuvres déjà existantes selon mes besoins et mes intérêts compositionnels. Paradoxalement, c’est de ma fascination pour l’art de Glenn Gould qu’origine l’idée d’élaborer une œuvre, non pas à partir d’une citation ou d’une référence stylistique, mais plutôt en citant intégralement une œuvre connue du répertoire pour ensuite la revisiter et en extraire une dimension encore inconnue.
De fait, Gould considérait ses interprétations anti-conformistes et controversées des chefs-d’œuvre de Bach et de Mozart, par exemple, comme des « re-compositions » de ces œuvres. Il croyait que la figure de l’interprète, à partir du moment où elle évolue dans une culture où les plus grandes œuvres ont été enregistrées des centaines de fois sur disque par les plus grands musiciens et sont disponibles pour tous, se voit dorénavant dans l’obligation de les « re-composer ». Gould considérait que ces œuvres, ayant toutes reçu leurs versions de références pour la postérité, exigeaient désormais des interprètes qu’ils les révèlent de façon exceptionnelle et articulent leurs nouvelles interprétations sur des bases radicalement originales mais néanmoins musicales.
Cette attitude de Gould a nourri ma propre détermination à l’appliquer à la composition, pour à mon tour « ré-interpréter » et rafraîchir des œuvres célèbres et surexposées du répertoire. Ma partition devient le théâtre d’un processus analytique ludique où je mets en scène diverses œuvres iconiques, comme on le fait dans la pratique des « (ré)-arrangements » de musique foklorique traditionnelle ou dans celle du jazz où les « standards » sont constamment réinventés. Cette vision, inspirée des théories littéraires fondées entre autres par Julia Kristeva et Roland Barthes, suggère une nouvelle perception des œuvres d’art, en affirmant qu’un texte peut être lu et compris à partir de multiples points de vue. Le sens d’un texte n’y est jamais clos, jamais définitif.
L’auditeur pourra interpréter mon travail à son tour comme une stratégie compositionnelle où des œuvres du passé révèlent leur polymorphisme et permettent de multiples « lectures ».
Mon rôle comme compositeur/interprète est de mettre à jour des potentialités cachées qui se trouvent sous la surface « trop connue » de ces musiques. Une volonté de « défamiliariser » est ici à l’œuvre, afin de transformer pour l’auditeur des œuvres connues en expériences plus inhabituelles et d’intensifier cette perception du « connu ».
L’ironie et un esprit ludique font également partie intégrante de mon approche. Milan Kundera m’a fait comprendre que si l’ironie dérange, ce n’est pas parce qu’elle ridiculise ou égratigne, mais bien parce qu’elle sait nous priver de nos certitudes en révélant le monde comme ambiguïté.
Octavio Paz écrivait que l’ironie — telle qu’on la retrouve dans le Don Quichotte, par exemple — est la grande invention de l’esprit moderne. On a accordé en littérature plus d’importance à l’ironie, à la distanciation et au savoir caché des choses qu’on ne l’a fait en musique. Car la vieille notion romantique de confession intime, de subjectivité douloureuse, de dévoilement-du-moi-profond, reste centrale, bien que quelquefois voilée, au coeur même du projet artistique des grands novateurs musicaux depuis le vingtième siècle.
Igor Stravinsky est probablement un des premiers artistes ayant outrepassé cette image en intégrant à son travail la notion de distanciation. Ce faisant, il tournait le dos au romantisme et prônait une approche radicalement nouvelle de la musique en relation avec la subjectivité. L’obsession du renouvellement du matériau et le poids de sa subjectivité sont évacués au profit d’une exploration ludique et analytique des différents codes de l’histoire musicale. La voie qu’il a ouverte — celle d’un dialogue avec l’histoire de la musique — reste encore aujourd’hui, l’une des plus fécondes et des plus stimulantes de la création musicale.
Des sources extra-musicales ont également nourri mon cheminement, ainsi certaines œuvres du Picasso de la dernière manière, où il s’approprie et ré-interprète, de façon fascinante, voire parfois délirante, certaines images fondamentales de l’histoire de la peinture : Les Ménines de Vélazquez, Le déjeuner sur l’herbe de Manet, L’enlèvement des Sabines de David, Les femmes d’Alger de Delacroix, Les Demoiselles des bords de la Seine de Courbet, etc. Ce sont des oeuvres et des manières qui ont fortement marqué mon imaginaire et qui ont eu des répercussions importantes dans mes propres oeuvres.
Surréalisme musical, manipulations génétiques, chimères musicales et cut-ups
Le concept du cut-up (un terme inventé par William S. Burroughs pour décrire une technique littéraire où un texte est découpé en fragments ensuite redisposés dans un ordre différent pour produire un texte nouveau) est aussi une des sources d’inspiration d’œuvres comme Dischordia (1989), pour piano solo, ainsi que La Chaotique (1994) pour clavecin solo.
J’ai composé ces deux pièces dans l’intention d’explorer les notions de discontinuité et de fragmentation. Je voulais remettre en question le concept d’unité structurelle comme méta-récit fondamental de la musique occidentale. Comme allait l’écrire Jonathan D. Kramer quelques années plus tard dans son article Beyond Unity: Toward an Understanding of Postmodernism in Music and Music Theory, il nous faut établir une distinction entre l’unité prétendue d’une composition (révélée par l’étude de la partition) et celle perçue alors qu’elle est entendue, appréhendée et mémorisée. Kramer considère la première comme unité textuelle et la seconde comme unité perceptuelle. Ainsi, des partitions comme Dischordia et La Chaotique, avec leur taux de fragmentation à débit très élevé, pourront sembler manquer d’unité d’un point de vue textuel, mais comme le démontrent des études de psychologie, le processus de la perception instaure de lui-même un ordre. En ce sens, je crois que cette musique saura à sa manière faire sens dans l’esprit de l’auditeur, puisque toute musique qui est perçue (i.e. qui n’est pas ignorée ou rejetée) montre un degré relatif d’unité, d’une façon ou d’une autre. La Chaotique consiste en un discours sur-fragmenté mais néanmoins structuré par un développement linéaire pré-établi, à savoir un processus de raréfaction progressive du matériau.
Il y a aussi l’exemple très fertile de certaines pratiques picturales, qui m’amène à tenter une transposition de la trame narrative du rêve dans le champ du sonore.
Je pense à certains peintres : Rauschenberg, Magritte, Ernst, De Chirico, Dali. On retrouve dans leur démarche la même volonté de repousser les frontières de l’imaginaire à partir de la confrontation d’éléments du quotidien. Ces éléments, pris isolément, restent unidimensionnels, mais recouvrent une force d’évocation insoupçonnée au sein d’une judicieuse juxtaposition : importance de la contextualisation du matériau.
Conclusion
Les recherches musicologiques et ethnomusicologiques, ainsi que le développement de l’enregistrement discographique et l’explosion des moyens de communications, ont permis de nous mettre en contact avec les musiques de toutes les époques et de toutes les cultures : Ainsi les musiciens de ma génération se sont développés avec l’étrange, mais combien enivrant sentiment, de détenir les clefs de l’ensemble de la culture musicale planétaire.
Si bien que ma sensibilité de musicien s’est épanouie sous un bombardement d’informations, de stimuli, de sensations disparates qui n’ont pu qu’influer fortement sur ma conscience musicale et influencer ma façon de composer.
Je pratique une approche intégratrice, englobante, oscillant entre modernité et postmodernité. Pour moi, des oppositions comme lyrisme et objectivisme, intuition et rigueur, simplicité et complexité, tradition et nouveauté, loin de s’exclure, sont génératrices de mouvement et participent du même geste : l’exploration libre et hardie de l’imaginaire sonore …